Ils marchent devant moi, ces Yeux plein de lumières,
Qu’un ange très-savant a sans doute aimantés,
Ils marchent, ces divins frères qui sont mes frères,
Secouant dans mes yeux leurs feux diamantés.
Me sauvant de tout piège et de tout péché grave,
Ils conduisent mes pas dans la route du Beau ;
Ils sont mes serviteurs et je suis leur esclave ;
Tout mon être obéit à ce vivant flambeau. 2

Fantastique, onirique, merveilleux, surréaliste, magique, incroyable… Les mots ne manquent pas pour qualifier le monde que François Potier dépeint dans ses vidéos. Mais si les impressions devant ces images sont infinies, il n’est pas pour autant facile de les décrire et encore plus improbable de vouloir les expliquer. De La Mobylette d’appartement, (une mobylette qu’un homme fait vrombir dans une pièce close jusqu’à ce que les fumées teintent l’image d’un subtil monochrome gris dans l’esprit d’Allan Charlton), à La Porte de l’Enfer (séries de portraits baroques, menscapes diurnes ou nocturnes, traités comme des paysages, à la manière des seascapes d’Hiroshi Sugimoto), l’artiste promène ainsi sa caméra, sans faire aucune différence entre le rêve et la réalité, le documentaire ou le conte, la fiction ou le récit, le cinéma ou la vidéo, la vision ou la poésie.

Le minaret volatile et le campagnol des gloses découpent sur le reflet ; l’oeil se soumet de bonne grâce à l’entraînement de son possible vers la limite transparente de la joie sans faille ; l’horizon ? 3

1.Matthieu Messagier, cité dans
Le Dernier des immobiles,
film de Nicola Sornaga
(2004, 105 min.)
2.Charles Baudelaire,
« Le Flambeau vivant »,
Les Fleurs du Mal, Paris, 1861.
3. Matthieu Messagier,
Le Dernier des immobiles,
Paris, Fata Morgana,
1989, p. 132.

Tel est l’univers de l’artiste, foisonnant, vibrant, il vous emporte dans son tourbillon. Il prend le corps et l’âme du spectateur, le remplit de mille feux, le laissant haletant, comme à bout de souffle, cherchant en vain, la réorganisation possible, rationnelle ou même sensible de la multitude à laquelle il vient d’assister.

Et d’ici aussi et d’ailleurs je verrai le Potala émerger
des brillances d’une correspondance immémoriale
oubliée des lobes – je verrai la maison de la
révolution, la grande pelouse aux saris multicolores,
le palais du gouverneur hollandais sur la Venise
indienne et le consul alcoolisé qui étudiait la vie
et les moeurs des geckos dans une forêt de marbres
et de bois sculptés avec vue sur le bleu infini
du plus bel hôtel du monde à toi le double des
sensations du Légia de Varsovie au coeur de la rue Picpus.
4

Dans le catalogue infini des images du monde et du rêve que constitue l’oeuvre de François Potier, émerge une quête absolue : la captation de la marge. Il faut filmer, en permanence, laisser tourner la machine, pour qu’au milieu des évidences et des déambulations, surgissent, parfois, les minuscules incongruités de la vie. Le sens que l’artiste donne à cette ascèse, c’est celui de la vérité, celle qui ne peut surgir que de l’impalpable, de l’intangible. C’est du choc entre deux mondes dont il est question : le monde réel, visible, tangible et dérisoire parfois, et le monde poétique, insondable, celui des rêves et des espérances, des crises, angoisses et désespoirs aussi. La collision pulvérise les sens, désoriente, gomme tous les repères. Elle met le monde à nu, seul moyen de traquer les frontières qui se tissent entre les êtres, les lisières qui laissent échapper quelques bribes d’identités. L’artiste piste les bordures. Il recense les franges et dresse un état des lieux de tout ce qui s’évade, du réel comme de l’imaginaire. Il dilate ainsi le temps, l’étire de telle sorte que l’instant se prolonge, tentant de donner au subliminal une durée et un espace.

4.Ibid., p. 22.

L’impromptu
aux
étonnements
des notes
accumulées
jusqu’à la
virginité de
leur disparition
5

François Potier réorchestre alors tous ces capharnaüms dans des mises en scène au rythme très enlevé. Il organise des farandoles, des guirlandes d’images qui donnent à ces micro-événements, une tonalité, une solennité particulières. Par moment, ses vidéos, si plastiques soient-elles, tutoient les univers cinématographiques les plus divers. La Mécanique du papillon se métamorphose en mécanique de précision dont les effets s’articulent avec une énergie débordante et une justesse sidérante, comme dans Le Mécano de la générale de Buster Keaton ou Les Temps modernes de Chaplin. Cette intensité cinématographique qui se dégage du travail de François Potier, confère une véritable étrangeté aux personnages qu’il filme, prolongeant ainsi cette quête de la marge dans les relations profondes ou furtives que le vidéaste entretient avec les hommes et femmes qu’il rencontre. Dans les films de François Potier, les êtres non plus n’échappent pas au télescopage du réel et de l’imaginaire. Les écarts de comportement laissent planer un doute entre fiction, fantaisie et originalité, comédie et tranche de vie. Qui sont donc ces gens égarés dans cet univers magique et onirique ? Comédiens, marginaux, banquiers, coiffeurs, chômeurs… ils sont uns et tous à la fois. Ce sont eux et ils sont nous. Ont-ils vraiment rompu les liens qui les unissaient au monde ?

5.Ibid., p. 19.

Les givrés du cortex bancaire
dansent dans l’après lune
L’ancre d’un coin d’os
racle la brouette de saturne
6

De courses-poursuites en images dérobées, de discussions en palabres, de romans en feuilletons, d’anecdotes en discours, l’artiste traque l’humain, comme il traque le monde, dans un corps à corps énergique et passionné. Le genre qu’il privilégie pour en rendre compte est le portrait. Mais les portraits de François Potier ne sont pas ceux de Rembrandt ou de Van Dyck, encore moins ceux de Doisneau, Depardon ou Varda. Aucune précision n’est ici requise, picturale ou historique, esthétique ou documentaire. Du spectacle, du spectaculaire, pour sûr, il y en a, mais il est d’un autre ordre. Certes, le doute plane toujours entre documentaire, fiction ou conte, mais au fond, personne ne peut et ne pourra vraiment savoir ; à quoi bon.

À la question du réel illustré,
l’ultime,
après avoir reconnu sa disparition,
retourne à l’étreinte
du sillon des riens
7

Les questions fusent pourtant. L’artiste est perçu tantôt comme un scénariste et metteur en scène, tantôt comme un journaliste ou un voyeur. Très vite, ces interrogations s’estompent, disparaissent. Le film n’est jamais vraiment un film, le documentaire se métamorphose en un autre objet, la fable est beaucoup trop réelle. Il n’y a que des faux semblants. Toute tentative de compréhension, de catégorisation est vaine. Il faut se résoudre à ne rien trier, à ne rien classer et surtout à ne rien juger.

6.Ibid., p. 87.

7.Ibid., p. 128.

Sans éperons, sans fouet, il essouffle un cheval,
Fantôme comme lui, rosse apocalyptique,
Qui bave des naseaux comme un épileptique.
Au travers de l’espace ils s’enfoncent tous les deux,
Et foulent l’infini d’un sabot hasardeux.
Le cavalier promène un sabre qui flamboie
Sur les foules sans nom que sa monture broie,
Et parcourt, comme un prince inspectant sa maison,
Le cimetière immense et froid, sans horizon,
Où gisent, aux lueurs d’un soleil blanc et terne,
Les peuples de l’histoire ancienne et moderne.
8

Ce cavalier, c’est François Potier, et sa monture, la caméra. Et pour lui, le monde est un immense carnaval, une kermesse permanente qui lui permet de danser avec le temps. Présent, passé et futur se fondent dans les petits riens captés par l’artiste. Ce n’est pas l’art qui est fantastique, onirique, merveilleux ou magique, c’est la vie. L’artiste en est juste l’acteur et le témoin. La profondeur de l’oeuvre de François Potier se dévoile alors. Elle ne réside pas dans les images qu’il collecte et collectionne mais dans la nature de leur agencement, l’essence même de la volonté de l’artiste. Les hésitations n’ont plus aucune importance. Il n’est pas ici question de vidéo, de cinéma ou d’arts plastiques. Il n’est pas non plus question de surréalisme ou d’art fantastique. Ces images appartiennent à une autre catégorie. Elles ne peuvent être classées dans une pratique ou un mouvement. Ce sont des poèmes. François Potier est un poète, et c’est en cette qualité qu’il exprime son rapport au monde et au temps.

Le commissaire Ulmien
racontait souvent l’histoire de
Nile Boy tellement vivant au
monde mais dont le monde
progressivement s’éloignait
comme s’il avait la gale ;
en fait, on le sut beaucoup
plus tard, il avait la poésie.
9

8.Charles Baudelaire,
« Le Flambeau vivant »,
op. cit.

9. Matthieu Messagier, cité
dans Le Dernier des immobiles,
film de Nicola Sornaga
(2004, 105 min.)

Les critères sont alors complètement bouleversés. Les lois qui régissent les différents médias, les différentes techniques, n’ont plus cours. Les limites n’existent plus. Il n’y a plus de frontières possibles. Le réel peut se transformer en imaginaire, le documentaire devient fiction, les portraits se métamorphosent en paysages. François Potier peut emprunter toutes les routes, tous les chemins, tous les sentiers, ceux de la terre et ceux de l’esprit. Rien ne peut échapper à son regard ou son désir. Les territoires qu’il explore, c’est finalement lui qui les fabriquent, les inventent, au rythme de ses pérégrinations, ses errances ou ses attentes, ses promenades et ses repos.


Le sentiment de l’infini n’avait pas encore de nom
pour moi, pas plus que n’en avait celui du néant.
Il en résultait une quasi parfaite indifférence, une
apathie sereine – l’état du dormeur éveillé. Je
parcourais jour après jour ces prairies mornes,
ces grèves arides où rien jamais ne germerait.
J’avançais porté par un flot qui, reculant et avançant,
me laissait finalement sur place, pareil à
une bouée accrochée au fond de la mer par un
câble solide. Il est bien difficile de s’arracher à
cette torpeur. Je ne puis dire que je l’aimais ;
je la subissais, non sans plaisir.
10

C’est l’étude, l’exploration qui constituent le résultat. Il n’y a pas de vérité à trouver et à scander, ni de voie ou de direction à proposer. La richesse réside dans cet autre monde, cet ailleurs à visiter. Comme Matthieu Messagier qui a créé « Le pays de Trêlles », un monde imaginaire dans lequel le poète circule depuis de nombreuses années, François Potier a réalisé lui aussi, son pays de Trêlles, mais ses armes sont différentes, l’image et le son prennent ici la place de l’encre et de la plume. Ces contrées sont accessibles à tous, il suffit d’en ouvrir grand les portes. Contrairement au monde dans lequel on vit, ces étendues sont infinies, elles s’offrent donc sans qu’il soit possible de les parcourir entièrement. Ainsi commence un voyage sans ports ni attaches qui ne prendra jamais fin.

10.Jean Grenier, Les Îles,
Paris, Gallimard, 1959, p. 26-27.

Il n’est pas étrange que l’attrait du vide mène à une course, et que l’on saute pour ainsi dire à cloche-pied d’une chose à une autre. La peur et l’attrait se mêlent – on avance et on fuit à la fois ; rester sur place est impossible. Cependant un jour vient où ce mouvement perpétuel est récompensé : la contemplation muette d’un paysage suffit pour fermer la bouche au désir. Au vide se substitue immédiatement le plein. Quand je revois ma vie passée il me semble qu’elle n’a été qu’un effort pour arriver à ces instants divins. Y ai-je été déterminé par le souvenir de ce ciel limpide que je passais si longtemps dans mon enfance, couché sur le dos, à regarder à travers les branches et que j’ai vu un jour s’effacer ? 11

Poète-vidéaste, François Potier sillonne « le pays de Trêlles », caméra à l’épaule et en rapporte quotidiennement des manifestations et des images. Il transpose ainsi la poésie dans un univers tangible, celui de la représentation. Convaincu que le lointain est tellement proche, qu’il faut circuler longtemps dans sa propre immobilité pour enfin le comprendre, il choisit de dilater le réel jusqu’à son explosion. Il souffle ensuite sur les braises, il disperse les cendres afin d’élargir les territoires et d’agrandir le monde.

Une aire de pensée n’est vraiment totale que lorsque son centre ne renvoie plus à ses dites frontières. 12

11.Ibid., p. 20 12.Matthieu Messagier,
cité par Renaud Ego dans sa
préface à Matthieu Messagier,
Géologie historique et autres
poèmes, Paris,
Christian Bourgois, 2002, p. 16.

Alexandre Rolla, 2011.




Alexandre Rolla est historien et critique d’art.
Il enseigne à l’école supérieure des Beaux-Arts
de Caen-Cherbourg et à l’université de
Franche-Comté.





Comme une prière ardente